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Alain.R.Truong
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Alain.R.Truong
10 octobre 2008

"Picasso / Manet : Le déjeuner sur l'herbe" au Musée d'Orsay

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Pablo Picasso (1881-1973), Le déjeuner sur l'herbe d'après Manet, 27 février 1960. Huile sur toile, Londres, Nahmad Gallery © Succession Picasso, 2008

PARIS.- In tandem with the exhibition Picasso and the Masters at the Galeries Nationales du Grand Palais, the Musée d’Orsay is presenting around forty paintings, drawings, engravings and models produced by Picasso between 1954 and 1962, and inspired by Manet’s, Le Déjeuner sur l’herbe [The Luncheon on the Grass]. The Musée du Louvre, for its part, is showing the variations on Delacroix’s Algerian Women [Femmes d’Alger]. This is the first time these three great Parisian institutions have come together with the Réunion des Musées Nationaux to try and reconstitute Picasso’s artistic pantheon. As soon as he arrived in Paris, Picasso used the Louvre, as he had previously used the Prado, as one of the main sources for his creative work. Throughout his life, from his formal apprenticeship to the later years, including the Cubist revolution and his Neo-classical period, Picasso took inspiration from the paintings of the past.

In the 50s, he started a cycle of variations of the works of the masters: Delacroix, Velasquez and Manet, and also, although less systematically, of Poussin, Cranach, David, Le Nain, Courbet, etc. It was a way for him to compare his own pictorial language with the great masterpieces of painting, to renew the genre of quotation, and to confirm his power as a painter. This pictorial cannibalism has no equivalent in the history of art. His experiment with Manet’s painting is without doubt the most profound and most complex experiment that he ever undertook. The exhibition at the Musée d’Orsay brings together fourteen of the twenty-six Déjeuners sur l’herbe by Picasso, and also shows drawings, engravings, and the preparatory models for the Stockholm monument.

The sequence of the works, displayed chronologically, enables us to play with Picasso who in turn is playing with Manet and his Déjeuner.

For although in 1932, he looked at Manet’s painting in anguish and wrote: “When I see the Déjeuner sur l’herbe I know this will give me trouble later”, in the end, Picasso took it on with joy and with a great feeling of freedom.

In 1954, he drew a faithful copy of Manet’s composition. Then, between February 1960 and August 1961, he produced twenty-six paintings which he showed at the Louise Leiris Gallery in 1962.

That year, he took the four characters created by Manet to create a monumental sculpture. Picasso took each of the questions Manet’s painting had provoked during its tumultuous presentation at the Salon des Refusés in 1863, made them his own and responded to them: the question of the nude, the absence of a subject, the plein air issue.

Thus the protagonists in Manet’s Déjeuner become actors in a small theatre which Picasso changes into a landscape which, when all is considered, is just a stage set. He exploits all the possibilities afforded to him by the “partie carrée” (foursome) of Manet’s imagination. The characters, women and men, are re-clothed or undressed. They move closer or further away. One reads, another smokes. One is speaking; another is picking a flower. Sometimes there are four, sometimes three...

Finally they are isolated, denuded, enlarged and left in the natural park setting of the Moderna Museet in Stockholm. Picasso is having fun and is emphasising the humour that Manet concealed behind his dandyism and his firm resolve to renew painting.

1932 : Picasso-Manet

Au dos d'une enveloppe de la galerie Simon, probablement en 1932, Picasso écrit : "Quand je vois le déjeuner sur l'herbe de Manet je me dis des douleurs pour plus tard". Les déclarations écrites de l'artiste sur les peintres ou leurs oeuvres sont rarissimes. Celle-ci est d'autant plus exceptionnelle qu'elle désigne un tableau en particulier ; elle projette l'artiste dans un futur indéterminé mais ébauché cependant dans ce rendez-vous annoncé.

Au cours de sa carrière, Picasso a revisité Cranach, Poussin, Vélasquez, Rembrandt, David, Delacroix, Courbet. Mais l'expérience qu'il mène avec le tableau de Manet est sans doute la plus profonde et la plus complexe qu'il ait jamais entreprise.

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Edouard Manet, Le déjeuner sur l'herbe, 1863. Huile sur toile 2,080 x 2,645 m. Paris, musée d'Orsay © Patrice Schmidt, Paris, musée d'Orsay

De toutes les oeuvres élues par Picasso pour ses "variations", Le déjeuner sur l'herbe est la plus proche de lui chronologiquement. Ce tableau porte encore vivace la marque du scandale qu'il a provoqué au Salon des Refusés de 1863. Manet est un "maître ancien" moderne. La modernité de Manet, sa "subversion", selon Georges Bataille, sont essentielles pour Picasso, qui porte, depuis la présentation des Demoiselles d'Avignon en 1907, le poids de toutes les frondes artistiques.

Le déjeuner sur l'herbe est une toile qui superpose les thèmes :

- La référence aux maîtres anciens, Manet s'étant inspiré du Concert champêtre de Titien, conservé au musée du Louvre et du Jugement de Pâris, gravé par Marcantonio Raimondi d'après Raphaël.

- La question du nu, "il paraît qu'il faut que je fasse un nu. Eh bien je vais leur en faire, un nu", avait déclaré Manet à Antonin Proust.

- La question du sujet, objet de toutes les exaspérations, "nous ne pouvons trouver que ce soit une oeuvre parfaitement chaste que de faire asseoir sous bois, entourée d'étudiants en bérets et en paletot, une fille vêtue seulement de l'ombre des feuilles" (Ernest Chesneau, cité par Françoise Cachin dans Manet, RMN, 1983).

- Enfin, la question du plein air : plein air véritable selon Emile Zola, "Ce qu'il faut voir dans le tableau, […] c'est enfin cet ensemble vaste, plein d'air, ce coin de la nature rendue avec une simplicité si juste…".

Picasso aborde toutes ces problématiques en quatre temps.

Annoncée en 1932, il faudra attendre vingt-quatre ans avant que la confrontation ne débute. En 1954, Picasso ouvre un carnet sur la couverture duquel il écrit : "PREMIERS dessins/du déjeuner sur l'herbe/1954". L'artiste y réalise quatre dessins autour du Déjeuner, trois sont datés 26 juin 1954. Le dernier porte la date du 29.

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Pablo Picasso (1881-1973,, Etude d'après "Le déjeuner sur l'herbe" de Manet : buste des 4 personnages, 26-29 juin 1954. Mine de plomb. H. 27 ; L. 21 cm. Paris, musée Picasso © Succession Picasso 2008 - Photo RMN / Béatrice Hatala

Le premier dessin saisit la composition entière du Déjeuner. Tout y est, le paysage, la nature morte et bien sûr, les quatre personnages : la baigneuse, l'homme à gauche qui tend le bras (le beau-frère de Manet, Ferdinand Leenhoff), la femme nue (Victorine Meurent, le modèle de prédilection du peintre) et le second homme assis derrière elle (l'un des frères de Manet, Eugène ou Gustave).
Dans la deuxième étude datée du 26 juin, Picasso se concentre sur la position des quatre personnages. Pour la troisième, il cadre les visages de Victorine et Ferdinand.
Enfin, l'étude du 29 juin opère un retour fidèle, naturaliste et même affectueux, sur les quatre protagonistes.

Picasso s'empare de l'oeuvre de Manet, de sa mise en place, de ses acteurs, de leur relation qu'il a déjà fait évoluer. Il copie et interprète en même temps, s'écartant instantanément de la façon dont il a travaillé sur Delacroix et ses Femmes d'Alger en 1954 ou sur Vélasquez et ses Ménines en 1957. Dès cette mise en bouche, il modifie la composition, prend les commandes, un peu comme Manet avait fait lui-même avec les deux oeuvres dont il s'est inspiré. La question de la copie et de l'emprunt est d'actualité, tant pour Picasso, que pour Manet.

Jusqu'en août 1959, en plusieurs épisodes, Picasso explore à nouveau le tableau de Manet. Aucune douleur autour de ces multiples compositions : de la joie, de l'amusement, de l'ironie, du cabotinage parfois. La peintre a encore besoin de temps pour dominer "l'angoisse" Manet.

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Pablo Picasso (1881-1973), Le déjeuner sur l'herbe d'après Manet, 3 mars-20 août 1960, Huile sur toile. H. 130 ; L. 195 cm. Paris, musée Picasso © Succession picasso 2008 - Photo RMN / Jean-Gilles Berizzi

Au cours du mois d'août 1959, Picasso retrouve Le déjeuner sur l'herbe, autour duquel il exécute six dessins.
Le 27 février 1960, il livre sa première version peinte du Déjeuner. Le paysage s'éclaircit, la baigneuse du fond s'immisce entre les deux hommes. Victorine Meurent enfle comme un ballon. Son voisin s'amenuise.
Deux jours et deux tableaux plus tard, le paysage est réduit au sommet d'une vague colline où sont plantés deux arbres. Ferdinand, le "Causeur", comme le baptise Douglas Cooper (Picasso. Les Déjeuners, 1962), pérore toujours devant une Victorine qui a perdu sa rondeur. Son voisin fume désormais la pipe.

Au début de mars, Picasso met en chantier deux compositions radicalement différentes. La première introduit la couleur, tandis que la seconde toile renoue avec le style "cloisonné" développé par l'artiste à la fin de la guerre. Le tableau est sévère, vert et noir. Les personnages s'isolent et Picasso clôt cette première salve sur une composition totalement restructurée, comme si, après avoir décortiqué l'oeuvre pendant plusieurs semaines, il lui avait redonné un nouvel ordonnancement plus solide.

Picasso revoit la place de chacun des protagonistes. Victorine et le "Causeur" sont les piliers de l'oeuvre. Les deux autres, plus anecdotiques, changent de rôle. Ils s'effacent ou s'imposent selon les versions. La Victorine de Picasso n'est plus la baigneuse indécente de Manet. Elle ne regarde plus le spectateur mais dialogue silencieusement avec le personnage qui lui fait face. Une nouvelle scène se met en place, qui s'apparente au thème central des dernières années de l'oeuvre de Picasso : le dialogue entre le peintre et le modèle, le peintre et la peinture.

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Pablo Picasso  (1881-1973), Le déjeuner sur l'herbe d'après Manet, 13 juillet 1961. Huile sur toile. H. 60 ; L. 73 cm. Paris, musée Picasso © Succession Picasso 2008 - Photo RMN / Jean-Gilles Berizzi

Picasso retourne à Manet en 1961. A l'opposé du dernier tableau de la première série, il semble s'amuser grandement des les deux versions datées du 19 avril. Victorine redevient un ballon tandis que la baigneuse du fond semble patauger dans une piscine gonflable et que le "Causeur", tout de rouge vêtu, ressemble à un Père Noël ou à un nain de jardin.

En juin, Picasso est sérieux. Chacun reprend son rôle dans la variation datée du 17. Début juillet, il grave plusieurs planches avec un "Causeur" dûment vêtu. Mais ensuite, Picasso révolutionne tout ce petit monde en déshabillant chacun. Picasso apporte ainsi une réponse à la bizarrerie du tableau de Manet, celle de la confrontation de la femme nue et des hommes habillés. Mais il semble également avoir regardé Cézanne qui regardait Manet.
Après avoir interprété le tableau de Manet, Cézanne dans ses longues recherches avait mêlé baigneurs et baigneuses dénudés. Le second homme, que Picasso couche dans l'herbe, un livre à la main, est véritablement cézannien. La parenthèse naturiste et cézannienne se clôt le 16 juillet 1961 avec un tableau dans lequel Victorine, démesurément allongée, géante, se penche vers le grand "Causeur" avec une allure de mante religieuse.

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Pablo Picasso (1881-1973), Le déjeuner sur l'herbe d'après Manet, 27 juillet 1961. Huile sur toile. H. 65 ; L. 81 cm. Paris, musée Picasso © Succession Picasso 2008 - Photo RMN / Jean-Gilles Berizzi

Le 27 juillet, Picasso transforme à nouveau Le déjeuner. Cette fois, il élimine le voisin de Victorine et tous les accessoires. Le "Causeur" perd ses cheveux, vieillit manifestement et évoque irrésistiblement le peintre lui-même. Picasso entre dans le tableau pour dialoguer directement avec une Victorine qui pourrait ressembler à sa femme Jacqueline.

Jamais Picasso n'a autant poussé Manet pour prendre sa place. Cinq fois il reprend cette nouvelle distribution. Parfois Victorine-Jacqueline est toute petite, soumise au docte geste du "Causeur". Parfois elle est son égale. Dans une dernière composition, peinte le 19 août 1961, Victorine-Jacqueline écrase de sa grandeur le "Causeur" transformé en marionnette, tandis que la baigneuse du fond patauge dans une baignoire. L'ironie est de retour.

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Pablo Picasso (1881-1973), Le déjeuner sur l'herbe : femme assise, 26 août 1962. Carton découpé, mine de plomb. H. 31,3 ; L. 25 ; Pr. 21,5 cm. Paris, musée Picasso © Succession Picasso 2008 - Photo RMN / Béatrice Hatala

Plusieurs oeuvres, gravures, dessins et même plaque céramique, témoignent de la persistance du thème du Déjeuner sur l'herbe en 1962. Un aspect de l'oeuvre reste d'ailleurs à traiter, celui du plein air.

Si peu préoccupé par le paysage qu'il ait pu être, il n'a pas échappé à Picasso qu'en fait du grand plein air que Zola avait vu dans le tableau de Manet, ce dernier n'avait peint qu'un décor de théâtre. Et, comme si Picasso avait voulu aller jusqu'au bout des intentions avortées de Manet, il reprend les personnages dans la vraie nature. Entre le 26 et le 31 août 1962, Picasso réalise une série de maquettes des personnages du Déjeuner.

Les cartons sont dessinés, pliés et Picasso peut placer, déplacer chacune des figures. Le déjeuner est un jeu échangiste, une "partie carrée" débonnaire et gaie. Les maquettes sont photographiées selon un ordre qui rejoint celui que Manet. Picasso place à leurs cotés une carte postale du tableau de Manet pour rappeler l'origine de sa composition. Pour insister sur le plein air, il dessine au crayon les arbres qui entoureront les baigneurs de béton. Ceux que Carl Nesjar tirera de ces maquettes et qui seront disposés, en 1966, dans le parc du Moderna Museet à Stockholm.

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Pablo Picasso (1881-1973), Le déjeuner sur l'herbe d'après Manet, 17 juin 1962. Mine de plomb, pastel. H. 42,5 ; L. 52 cm. Paris, musée Picasso © Succession Picasso 2008 - Photo RMN / DR

La fin du tête-à-tête Picasso-Manet se situe peut-être dans une gravure intitulée Peintre cul-de-jatte dans son atelier peignant le "Déjeuner sur l'herbe" datée 5 avril 1970. Picasso a quatre-vingt-neuf ans. Son peintre n'est pas âgé mais il est diminué. Il ressemble toujours au "Causeur" des tableaux de 1961 mais il s'est projeté hors de la toile. A sa gauche, une femme (Jacqueline) se tient alignée le long du tableau. Tous deux regardent la composition. Victorine Meurent s'y abandonne dans les bras de son voisin (habillé). Le "Causeur" (habillé), désabusé, observe une poseuse nue que Manet n'avait pas imaginée.
La baigneuse du fond s'est éloignée. Le "Causeur" ne domine plus la situation, le peintre non plus. Les personnages et la peinture ont pris le pouvoir. Ultime chahut que Picasso impose à Manet. Et à travers Manet, à Giorgione, à Raphaël et à Marcantonio Raimondi et à Cézanne. A toute la peinture en somme.

Manet a été le premier à opérer la rupture avec l'héritage classique en même temps qu'il opérait le retour vers les musées et ses maîtres. Picasso sait que c'est précisément entre cette femme nue, figure éternelle, et l'homme en costume moderne, le peintre, tous les peintres, que se noue le dialogue entre la tradition et l'invention. C'est là que résident peut-être les "douleurs" que Picasso entrevoyait en 1932.

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Pablo Picasso (1881-1973), Le déjeuner sur l'herbe d'après Manet, 13 mars 1962., Estampe. H. 52,9 ; L. 64 cm. Paris, musée Picasso © Succession Picasso 2008 - RMN / Martine Beck-Copolla

Commentaires
P
Je trouve ça irrespectieux de mettre des femmes nues !
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