La « Sainte Anne » de Vinci menacée par une restauration trop internvetioniste ?
Léonard de Vinci - La Vierge, l'Enfant Jésus et sainte Anne (1510) - 168 x 112 cm - Huile sur bois - Musée du Louvre - source Wikimedia
PARIS - Quelle main serait assez délicate pour toucher sans l’abîmer un des chefs-d’œuvre absolu de la peinture occidentale ? Qui pourrait se mesurer au génie de Léonard de Vinci et à l’infinie subtilité de sa technique picturale ? Enterré depuis 1994 sur ordre du ministère de la Culture, le dossier de la restauration de La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne est ressorti des abîmes du Louvre, à Paris. À l’issue d’une journée d’études autour du panneau, organisée en juin 2009, en présence d’éminents spécialistes de Léonard, tels que l’historien et paléographe Carlo Pedretti ou le peintre chercheur et historien de l’art Jacques Franck, qui a décrypté et reconstitué la mystérieuse technique du sfumato, le directeur du département des Peintures du musée, Vincent Pomarède, a ouvert la boîte de Pandore.
Dix-sept ans auparavant, le Louvre avait été contraint de stopper net le nettoyage entrepris sur la Sainte Anne suite au tollé provoqué par les dangers que faisaient courir les solvants sur le très fragile travail en sfumato de Vinci. C’est un fait avéré, la Sainte Anne est un tableau à problèmes. Dès 1817, Charles Landon, conservateur au Louvre, avait estimé le panneau en mauvais état à cause d’une restauration antérieure agressive. La retouche à la tempera de Muzii, effectuée lors d’une nouvelle restauration en 1953, a mal vieilli et laissé de vilaines taches brunes, notamment sur le manteau de la Vierge. C’est ce qui a incité le Louvre à reprendre la restauration.
Une fois la décision prise, un comité scientifique a été mis sur pied avec une vingtaine de spécialistes, parmi lesquels Michel Laclotte, ancien président-directeur du Louvre, Jean-Pierre Cuzin, ancien directeur du département des Peintures du même musée, Larry Keith et Luke Syson, le premier, directeur de la restauration, le second, conservateur des peintures de la Renaissance italienne à la National Gallery de Londres (Larry Keith ayant eu la charge de la restauration de la deuxième version de la Vierge aux rochers de Léonard), l’historien Pietro C. Marani, Jacques Franck, Vincent Delieuvin et Jean Habert, tous deux conservateurs du département des Peintures du Louvre, Ségolène Bergeon Langle, personnalité de référence dans le domaine de la restauration, Marie Lavandier et Pierre Curie, l’une directrice du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), l’autre, responsable de la filière Peinture au même C2RMF. Leur avis est consultatif, la décision finale revenant à Vincent Pomarède.
Le problème des solvants
En juin 2010, le comité tombe d’accord sur une sorte de « super bichonnage » pour retirer les taches du manteau et égaliser le vernis du ciel. Ces travaux ont démarré à l’automne suivant. À présent, il est question de dévernir davantage. Vincent Pomarède nous a ainsi expliqué que l’opération visait à « régler le problème d’épaisseur des vernis qui tirent sur la couche picturale, occasionnant des soulèvements ». Ces nouvelles orientations inquiètent certaines autorités mondiales de Léonard bien informées. D’après ces spécialistes, les premières interventions ont, en effet, à ce point bouleversé l’équilibre du tableau que le vernis recouvrant le visage de sainte Anne, auquel il est déconseillé de toucher, pourrait être à son tour considérablement aminci. Or, il est impossible de savoir dans quelle mesure les solvants employés seront susceptibles de franchir ce vernis trop aminci pour s’infiltrer ensuite dans la couche originale sous-jacente, ni comment réagiront les matières infiniment fragiles du sfumato à leur contact. C’est tout l’enjeu de cette restauration.
Avec La Joconde, la Sainte Anne représente l’aboutissement de toutes les recherches savantes menées par Léonard sur l’art de la peinture. Dans les années 1990, Jacques Franck a prouvé scientifiquement l’incroyable complexité de la technique picturale de Léonard. Publiés par le centre d’études vinciennes Armand Hammer de l’université de Californie à Los Angeles (Ucla), ses travaux ont été confirmés récemment par Philippe Walter, qui a dirigé jusqu’en 2010 l’unité de recherche du CNRS au sein du C2RMF. On peut résumer le sfumato ainsi : « des voiles posés sur des voiles ». En 1993, Jacques Franck a signalé que, dans les dernières couches du sfumato, la peinture est extrêmement diluée donc très fragile. Aujourd’hui, Vincent Pomarède se veut rassurant : « Nous avons désormais les moyens de mesurer l’épaisseur des vernis et de procéder par allégements progressifs. Ici, il est question de laisser entre 8 et 12 microns d’épaisseur de vernis. À aucun moment, nous ne serons en contact avec les couches de peinture. »
En fait, aucune donnée scientifique ne permet d’être aussi catégorique avec une œuvre comme la Sainte Anne, et l’emploi actuel de nouveaux solvants, présumés moins agressifs (les fameux solvants « non polaires », très à la mode en ce moment), n’assure en réalité aucune sécurité certaine. Michel Favre-Félix, président de l’Association pour le respect et l’intégrité du patrimoine artistique (Aripa), l’explique ainsi : « Les solvants non polaires font partie de cocktails actifs, qu’on fait monter en puissance jusqu’à dissoudre un vernis. Même lorsqu’on laisse une épaisseur de vernis importante, solution préférable, c’est l’infiltration des solvants en profondeur qui reste le nœud du problème. Dans le cas présent, il y a un lien si intime entre les vernis et le sfumato qu’il faudrait prouver, avant d’agir, que ce dernier ne va pas être en même temps altéré et dégradé par les solvants. Or, je ne vois pas qu’à ce jour ce point soit éclairci. »
Aucune sécurité
Au contraire, comme le souligne encore Michel Favre-Félix, des études récentes ont montré que certains pigments accroissent dangereusement l’effet du solvant, en particulier la terre de Sienne naturelle ou brûlée et le noir d’ivoire… Des pigments qui composent le sfumato ! En outre, les nombreux traitements infligés au panneau par le passé ont créé des fragilités et des amalgames supplémentaires entre ces différentes couches de surface. L’opération de restauration telle qu’elle est aujourd’hui engagée risque de provoquer la lixiviation des zones les plus sensibles (phénomène survenant lorsque le solvant traverse le vernis et atteint la peinture), abîmant à jamais le sublime visage de sainte Anne.
Même en ayant conscience de ces éléments, la direction du Louvre fera-t-elle marche arrière alors qu’une exposition est d’ores et déjà prévue au début du printemps pour présenter au public la « spectaculaire » restauration d’un panneau qui sera ensuite exposé au futur Louvre-Lens ? Les prochaines réunions du comité scientifique devront trancher sur ces questions essentielles. Car l’enjeu de cette opération dépasse le strict panneau de la Sainte Anne. C’est bien de la restauration de l’ensemble des Léonard conservés au Louvre, et donc de La Joconde, dont il est question. (www.artclair.com)