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Alain.R.Truong
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7 juin 2020

Alaïa et Balenciaga, sculpteurs de la forme à l'Association Azzedine Alaïa

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https://medias.fashionnetwork.com/image/upload/v1/medias/489b59971e638987cf124a981baa99463036860.jpg

En 1968, ne se reconnaissant pas dans l’essor du prêt-à-porter naissant, lui qui n’avait fait que servir religieusement le dogme de la cliente, Cristobal Balenciaga décida de fermer sa maison. Une simple annonce à la radio, pas plus joyeuse qu’un avis de décès, informa les fidèles, les amis, les journalistes et toutes les femmes qui avaient pour habitude de se rendre au 10 Avenue George V qu’il n’y aurait plus de collection du maître espagnol.

Auparavant, le couturier, dignement, avait pris soin d’organiser la fin d’une maison haute de plusieurs décennies, où pas une des robes, pas un des manteaux qui avaient fait sa gloire n’avait pris une ride1. Ayant partagé avec sa garde rapprochée, puis son personnel aimé ses intentions, Balenciaga accrocha sa blouse de travail au clou d’un vestiaire2 dont la forme après lui ne serait plus jamais la même.

Quelques temps plus tard, Mademoiselle Renée, restée plusieurs décennies à son service en qualité de directrice générale adjointe, s’inquiéta des stocks de tissus et des robes que l’on n’osait pas nommer encore « archives patrimoniales ». Parmi les personnes qu’elle considérait, elle appela un petit homme singulier dont le nom circulait de plus en plus parmi les clientes jalouses : elle fit venir Azzedine Alaïa et l’invita à choisir librement les modèles du maître dans lesquels seuls ses doigts adroits pourraient tailler d’autres apparences.

Ce ne fut pas le cas. Le jeune homme fut tant stupéfait par l’agilité des formes, l’architecture des coupes, l’exigence technique de chaque vêtement, qu’il pensa immédiatement qu’il serait sacrilège d’agir ainsi de ciseaux correcteurs. Sans intention spéculative aucune (il n’y avait pas de marché officiel de modes anciennes), Alaïa prit sous son bras les pièces qui se présentaient à lui. Il les déposa à demeure sur des lits de papiers de soie et se jura sa vie entière que pour de tels maîtres de la coupe qui l’avaient précédé, il n’y aurait de mémoire qui flanche.

A quelques mois de sa disparition, Azzedine Alaïa racontait encore avec tendresse cet épisode fondateur d’une prise de conscience et de l’égard qu’il cultiva ensuite vis-à-vis de l’histoire de la mode. La suite ne fit que confirmer l’intérêt croissant et bientôt irraisonné que le couturier d’origine tunisienne entretint avec toutes les sources de mémoires de mode. Car indépendamment de ses moyens, modestes à ses débuts, plus confortables au fur et à mesure de ses succès, Alaïa devint vite un collectionneur avide de tout conserver.

Depuis cette fin des années soixante, alors que certains de ses contemporains investissaient dans l’art contemporain et moderne, lui n’avait d’intérêt que pour les vêtements aux techniques certaines. Il se passionnait pour les robes des années trente et cinquante que d’autres mettaient au pilon de l’histoire. Il accumulait les pièces des grands maîtres qu’il entendait suivre. Par centaines, bientôt par milliers, Azzedine Alaïa s’entoura de robes de Grès, de Vionnet, de Schiaparelli, et de Balenciaga toujours. De décennie en décennie, il devenait ce couturier dernier en titre qui dominait toutes les étapes de la conception et de la réalisation d’un vêtement, coupant avec la dextérité de ses aïeux, montant en épingle et cousant mieux encore. Il devenait ce héros de solitude, héritier d’une généalogie de couturiers sculpteurs et architectes. Parallèlement à cette notoriété acquise à force de travail, il entassait, empilait avec l’art du conservateur et de l’historien le patrimoine des noms de mode, connus ou plus secrets, dont il ne pouvait supporter la fuite à l’étranger. A plus d’un égard, et plus souvent qu’à son tour, Alaïa vint sauver de l’oubli et de la perte, les noms et les pièces vestimentaires les plus convoités aujourd’hui de la mode, grâce à lui demeurés sur le territoire français. Sans répit, le couturier additionnait les vestiges de velours à la recherche d’une technique à l’œuvre, celle qui façonne les grands destins et qui détermina le sien.

Parmi eux, Balenciaga fut la griffe la plus convoitée, une des plus aimées et des plus caressées. Le couturier espagnol resta un modèle. Dans l’équilibre des mesures et des volumes, dans l’usage des couleurs sourdes et des noirs somptueux, Alaïa et Balenciaga se sont retrouvés. Dans le flou des robes solennelles du soir ou dans l’architecture supérieure des tailleurs et des manteaux, l’espagnol et le tunisien ont dialogué, sans cesse à la recherche de la couture invisible. Dans les dentelles et les volants dramatiques, dans les rouges criants comme le sang, ils se sont parlé. De jour comme de soir, leurs robes courtes ou longues sont des précis d’architecture et de légèreté, les unes paraissant les ombres portées des suivantes. De leur main, de leur table de travail, elles sont nées dans l’obstination et la domination des techniques qu’ils maîtrisaient tous deux. Dans l’histoire de la mode, ces deux grands silencieux, hermétiques aux effets de tendances, n’ayant jamais eu peur de refuser les systèmes et les dégâts de la médiatisation, ont eu beaucoup à se dire. 

Intemporelles sont leurs créations. En témoignent ces quelques quatre-vingts modèles sélectionnés et présentés pour la première fois dans un face-à-face équivalent entre ces deux maîtres de la coupe. Issues des archives patiemment constituées par Alaïa, les pièces de Balenciaga sont montrées au cœur même de la maison de couture aujourd’hui siège de l’association qui veille sur sa mémoire et son œuvre. Elles dialoguent librement avec les modèles haute couture d’Azzedine Alaïa selon une communauté d’esprit et de création qui surprend. Cette même exposition partira ensuite chez le couturier espagnol, à Guetaria, le village qui l’a vu naître, et où la fondation Balenciaga l’accueillera en juillet 2020.

C’était le vœu de Hubert de Givenchy : quelques mois après la disparition d’Azzedine Alaïa, et des décennies après celle de Balenciaga qu’il défendit toujours avec obstination, ce dernier grand gardien des souvenirs de la mode était venu confier à l’association son souhait de réunir ces deux talents. Puisse cette exposition originale et inédite lui rendre un affectueux hommage.

1 Des lettres de licenciement datées du 31 mai 1968, informent les salariés de l’arrêt des ateliers au 1er juin 1968, selon l’ordonnance du 13 juillet 1967. Par ailleurs, un article publié dans France-soir le 23 mai 1968 informe également que la maison a cessé officiellement ses activités depuis la veille.

2 Deux des vestes-blouses portées par Cristobal Balenciaga figurent dans les collections de l’Association Azzedine Alaïa.

Galerie Azzedine Alaïa. Jusqu'au 28 juin 2020.

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