Exposition Pierre Soulages au Musée Fabre de Montpellier
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MONTPELLIER - En 2025, le musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole entame la célébration de son bicentenaire avec une exposition événement dédiée à Pierre Soulages. Dès 1941, en pleine Seconde Guerre mondiale, l’artiste découvrait le musée Fabre et ses collections, alors qu’il préparait le professorat de dessin à l’école des beaux-arts de Montpellier. La portée de cette rencontre – « plus que tout autre, ce musée a compté pour moi » écrira le peintre – s’est matérialisée en 2005 à travers la donation par Pierre et Colette Soulages de vingt toiles accompagnées de dix dépôts, qui faisaient suite à deux expositions dédiées à l’artiste au sein du musée montpelliérain, en 1975 et 1999, ainsi qu’à l’achat de deux importants Outrenoirs datés de 1996.
C’est à l’occasion des vingt ans de cette donation que le musée Fabre a choisi d’honorer à nouveau l’œuvre immense de Soulages, dans le cadre d’une exposition d’envergure se déployant sur trois niveaux et plus de 1 200 m2. Le titre, clin d’œil à l’un des tableaux iconiques du musée Fabre, réalisé en 1854 par Gustave Courbet, traduit la volonté d’évoquer, au fil du parcours, la rencontre de l’artiste avec l’histoire de l’art qui le précède, tout comme celle de son temps.
L’exposition réunit environ 120 toiles, œuvres sur papier, cuivres, bronzes et verres. Au fil du parcours, en regard des œuvres de Soulages, le visiteur découvre ainsi une sélection de toiles signées de grands noms de l’histoire de l’art qui le précède - comme Rembrandt, Zurbaran, Courbet, Cézanne, Van Gogh, Mondrian, Picasso -, autant que des rencontres significatives qui ont émaillé la vie de l’artiste – telles Hans Hartung, Anna-Eva Bergman, Pierrette Bloch ou encore Zao Wou-Ki.
L’exposition réunit environ 120 toiles, œuvres sur papier, cuivres, bronzes et verres. Au fil du parcours, en regard des œuvres de Soulages, le visiteur découvre ainsi une sélection de toiles signées de grands noms de l’histoire de l’art qui le précède - comme Rembrandt, Zurbaran, Courbet, Cézanne, Van Gogh, Mondrian, Picasso -, autant que des rencontres significatives qui ont émaillé la vie de l’artiste – telles Hans Hartung, Anna-Eva Bergman, Pierrette Bloch ou encore Zao Wou-Ki.
Décédé en 2022 à l’âge de 102 ans (né à Rodez en 1919), Pierre Soulages fut l’un des plus grands artistes de son époque. Exposé dans le monde entier, du Sénégal à la Chine, en passant par le Brésil, les États Unis ou l’Indonésie, il fit encore tout récemment l’objet, en 2019, d’une exposition personnelle au musée du Louvre, une consécration exceptionnelle pour un artiste vivant.
Pierre Soulages n’a cessé de développer des liens privilégiés avec la ville et le musée Fabre, dont il admire par-dessus tous les chefs-d’œuvre de Courbet, décisifs dans sa formation et son éveil à la peinture « moderne». Évoquant les salles du musée Fabre, Soulages déclarait en 1996 : « Ici, non seulement le reflet est pris en compte, mais il est partie intégrante de l’œuvre : il y intègre la lumière que reçoit la peinture – lumière changeante si c’est la lumière naturelle – et la restitue avec sa couleur. »
L’exceptionnelle donation de 2005 de l’artiste et de son épouse Colette au musée Fabre a accompagné la rénovation du musée avec son aile dévolue à l’art contemporain. Cette donation est dévoilée au public dans l’aile du musée rénové qui lui est consacrée.
Le 22 octobre 2005, à l’occasion de la signature de la donation au musée Fabre, le peintre de l’Outrenoir indiquait : « Je souhaitais que le musée d’art ancien continue à apporter aux visiteurs ce qu’il m’a apporté. Mais que les toiles y soient mieux mises en valeur, mieux présentées. Et puis, ce que je souhaitais surtout, c’est que le musée ne s’arrête pas à ce qu’il est, qu’il soit un musée vivant. […] La peinture a beaucoup évolué depuis le XIXe siècle et elle continue à évoluer. Je crois que ce musée se doit de témoigner de la création artistique telle qu’elle existe dans notre pays, internationalement aussi. »
Avec un ensemble de 34 toiles réalisées entre 1951 et 2012, le musée Fabre possède l’une des plus grandes collections de Soulages au monde.
Parcours de l’exposition
I. Matière première
La « saisie du spectateur à la racine de la vie » Léopold Sédar Senghor à propos de l’œuvre de Soulages
Marqué très tôt par un intérêt pour la préhistoire, Soulages a souvent fait appel aux exemples des statues-menhir exposées au musée Fenaille de Rodez, tout comme à l’art des grottes ornées. Évoquant son éducation artistique, il indique : « Je n’avais pas appris l’histoire de l’art. À l’origine, tout ce que je connaissais était dans les pages illustrées du Petit Larousse de mon époque, ou dans ce qu’on nous racontait au lycée. Une seule chose m’avait impressionné : le bison d’Altamira. […] Ces moments d’origine m’ont paru importants et fondamentaux. »
Penser le monde des origines a toujours été central dans la démarche de Soulages, dont la radicalité de l’œuvre, faite de matériaux organiques et primaires dans leur état, participe d’un contexte de tabula rasa, consubstantiel de l’immédiat après-guerre : « Tout cela, c’était un monde proche de ce que j’aimais, le fer rouillé, la terre, le vieux bois, le goudron ; ces matières élémentaires et pauvres, au lendemain de la guerre, avaient pour moi quelque chose de fraternel. Elles étaient loin des produits industriels d’une société harnachée de chromes, signe d’une confiance naïve dans le progrès technique. C’était, il ne faut pas l’oublier, après Hiroshima. »
Dès ses débuts, son travail entretient ainsi un lien fort à l’art pariétal, traduisant les effets d’une matière rugueuse voire rupestre, à l’aspect parfois minéral, tellurique, faite d’aspérités. L’austérité et la force brute des goudrons et brous de noix le manifestent, tout comme certains Outrenoirs tardifs, Soulages faisant du noir « une couleur d’origine de la peinture ». La pratique de la gravure, dont il invente en 1957 une technique propre, participe pleinement de cette matérialité première, faite de creux et de reliefs, tout autant qu’elle affirme son intérêt pour l’empreinte.
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Pierre Soulages, Peinture 130 x 97 cm, 1946, 1946, huile sur toile, 130 x 97 cm, Collection C. S. © Archives Soulages. © Adagp, Paris, 2025.
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Pierre Soulages, Goudron sur verre 45,5 x 45,5 cm, 1948-2, été 1948, goudron sur verre, 45,5 x 45,5 cm, Paris, Centre Pompidou, Mnam/Cci, don de l’artiste en signe d’amitié et d’estime pour Alfred Pacquement, 2013, inv. AM 2014-3 © Centre Pompidou, MNAM-CCI/Georges Meguerditchian/Dist GrandPalaisRmn
« Lorsque pour la première fois j’ai vu les stèles gravées du musée Fenaille, ce fut un choc ». Soulages, adolescent, découvre ces œuvres dans le musée de sa ville natale, premier qu’il aura l’occasion de visiter. Fasciné, il perçoit dans ces stèles une force évocatrice tout autant qu’un intérêt plastique. Sous la direction de Louis Balsan archéologue et conservateur du musée, Soulages assiste aux fouilles archéologiques dans les Causses et près de Rodelle : « Quand j’étais gamin, je faisais des fouilles. La première fois que mon nom est rentré dans un musée, c’était pour des objets que j’avais trouvés dans les dolmens ». Cette pièce fait partie d’un ensemble de vingt-et-une statues-menhir, parmi les plus anciennes représentations de l’homme de grandes dimensions connues en Europe occidentale. On y repère les attributs associés aux figures masculines, tel un objet-poignard.
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Statue-menhir de la Verrière, IVe-IIIe millénaire avant notre ère, grès, 87 x 50 x 15 cm, Rodez, Musée Fenaille, coll. SLSAA, inv. 938.2.1 © Musée Fenaille-Rodez, collections Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron, photo Méravilles, Rodez, Musée Fenaille, coll. SLSAA.
II. Bâtir la peinture
Refusant tout lyrisme et gestualité, l’art de Soulages est une occupation construite de l’espace de la toile, ce qui se donne tout particulièrement à voir dans les œuvres des années 1950, organisées, à la suite des brous de noix sur papier, selon de grandes diagonales saillantes. L’œuvre est pensée telle une architecture, ainsi que le note le poète Édouard Jaguer : « Ces couleurs sont pour ainsi dire maçonnées, truellées […]. L’ensemble tient comme la charpente d’une maison, et l’on est entraîné par le dynamisme élémentaire, irrésistible de ce labour pictural. »
Cette démarche s’accompagne de la confection et l’achat d’outils de peintre en bâtiment, poinçons, couteaux, brosses, lames ou racloirs. Au sein des tableaux réalisés entre 1956 et 1963, Soulages travaille en effet la matière avec des racloirs, en bois ou en caoutchouc durci, raclant parmi les différentes couches, en révélant ainsi les profondeurs, les pulsations, et laissant une place non négligeable au hasard et à l’imprévu : la peinture est vécue comme une aventure. Participant d’une pratique très physique, l’artiste s’intéresse aux « matériaux robustes et non conditionnés », aux pinceaux d’ouvriers, ce qui donne lieu, dans certains Outrenoirs, à un aspect maçonné, voire presque bétonné, l’artiste creusant de profonds sillons dans la matière épaisse, abordant la peinture selon une approche tridimensionnelle.
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Pierre Soulages, Peinture 145 x 97 cm, 1949, 1949, huile sur toile, 145 x 97 cm, Collection du musée de Grenoble, don de l’artiste en 1949, inv. MG 3043 © Ville de Grenoble /Musée de Grenoble –J.L. Lacroix. © Adagp, Paris, 2025.
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Pierre Soulages, Peinture 162 x 130 cm, 2 novembre 1959, 1959, huile sur toile, 162 x 130 cm, Montpellier, musée Fabre, dépôt de l’artiste, 2007, n° dépôt D2007.1.3 © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes - Reproduction interdite sans autorisation. © Adagp, Paris, 2025.
Alors étudiant à l’école des beaux-arts de Montpellier, en 1941, Soulages s’intéresse à la structure de l’arbre, figurant sur de petites esquisses de grands troncs dénudés, dans la lignée de Piet Mondrian, dont Soulages découvre le travail l’année suivante dans la revue Signal. Il note que celui-ci « avait peint une série d’arbres avant de devenir un peintre abstrait […] un art né de la division d’un rectangle, fondé sur des rapports géométriques ».
Dans cette revue de propagande allemande, un article intitulé « Aux États-Unis, propagande et protestation : l’art décadent » est en effet illustré de reproductions en noir et blanc d’œuvres d’artistes issus des Avant gardes européennes, dont Mondrian. On y trouve également Max Ernst, artiste surréaliste qui expérimente la technique du raclage et du grattage en peinture, que Soulages explorera sous une autre forme dans les années 1950.
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Piet Mondrian, L’Arbre gris, 1911, huile sur toile, 79,7 x 109,1 cm, Kunstmuseum Den Haag, The Hague, The Netherlands, bequest Salomon B. Slijper, inv. SCH-1971-0156 © Kunstmuseum Den Haag – bequest Salomon B. Slijper.
III. Écriture et silence plastique
En 1947, Soulages découvre la calligraphie chinoise, et réalise parallèlement des œuvres sur papier qui évoquent, selon lui, « les signes chinois», dépourvues néanmoins de toute signification. Cette immédiateté du signe qui intrigue Soulages, sans linéarité narrative ni gestualité, renvoie chez lui à une volonté de silence, jusque dans la présentation des œuvres, comme l’artiste l’indique lui-même : « Ce que je souhaite pour mes toiles c’est qu’il y ait le minimum de “vacarme formel” autour, qu’elles soient suffisamment isolées des autres matières et couleurs pour que s’instaure un certain “silence plastique”, comme le silence est nécessaire pour écouter de la musique. » Soulages s’intéresse, il est vrai, à l’indicible, à ce qui échappe aux mots.
Ces propos résonnent de manière particulièrement forte face aux toiles de la période dite « cistercienne » de sa peinture, aussi qualifiées de « macrographies » par le critique américain Harold Rosenberg. Durant les années 1960, de grands signes plastiques noirs ou bleus semblent se détacher sur un fond traité en aplat lisse, bien loin des épaisseurs de matière qui caractérisaient la décennie précédente. Des toiles plus tardives, parmi les derniers Outrenoirs, sont également évocatrices d’une écriture silencieuse, où la peinture est déposée par petites touches successives, telles des ponctuations de l’espace de la toile.
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Pierre Soulages, Peinture 70 x 57 cm, 26 septembre 2014, 2014, acrylique sur toile, 70 x 57 cm, Collection C. S. © Photo Vincent Cunillère. © Adagp, Paris, 2025
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Pierre Soulages, Peinture 200 x 285 cm, 12 décembre 1970, 1970, huile sur toile, 202 x 286 cm, Paris, Musée d’Art moderne, achat à l’artiste en 1979, inv. AMVP 2144 © Paris Musées, musée d’Art moderne, Dist. GrandPalaisRmn / image ville de Paris Droits d’auteur. © Adagp, Paris, 2025.
C’est lors d’une visite dans son atelier que Soulages rencontre Pierrette Bloch en 1949. S’en suit une amitié de toute une vie, nourrie d’une admiration réciproque : « De tous les peintres qui m’ont été contemporains, au-delà de l’amitié, elle est la seule dont les choix majeurs, ces choix éthiques, inséparables d’une esthétique, ont été véritablement proches des miens » écrira ainsi Soulages. Celui-ci faisait part de son intérêt pour la matérialisation de la durée que les œuvres de Bloch engendrent, constituées de lignes de point d’encre, marquées par une esthétique minimale d’une grande économie de moyens.
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Pierrette Bloch, Sans titre, 2008, encre noire et lavis sur papier, 60 x 50 cm, musée Fabre, inv. 2019.12.7 © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes - Reproduction interdite sans autorisation. © Adagp, Paris, 2025.
Durant les années 1950, Soulages noue également une profonde amitié avec Zao Wou-ki, peintre chinois installé en France avec lequel il partage sa fascination pour la calligraphie. Il se rend pour la première fois avec lui, en 1958, au Japon, où ils rencontrent des peintres calligraphes membres du Bokujinkai, dont Morita Shiryu avec lequel des liens étroits se tissent. Cet intérêt pour les idéogrammes et les philosophies extrême-orientales est partagé également par Jean Degottex et Henri Michaux. Ce dernier compose de grandes encres qui interpelleront Soulages : « Notre imaginaire trouve plus de vérité dans ces œuvres qui n’imitent pas mais qui ont une vie physique propre. Il y a une force incroyable dans une tache de lavis projetée par une éponge sur un papier. »
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Zao Wou-Ki, 29.03.65, 1965, huile sur toile, 73 x 59 cm, dépôt du musée du Louvre au musée Fabre, D2007.5.1 © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes - Reproduction interdite sans autorisation. © Adagp, Paris, 2025.
IV. « Cette couleur violente ». Du clair-obscur au noir lumière
Dès 1946, les toiles de Soulages manifestent une fascination pour la lumière qui jaillit du noir, offrant d’intenses effets de contrastes lumineux. Michel Ragon, en 1970, insiste sur le « rayonnement du noir faisant vivre, autour, la lumière ». Soulages a en effet recours, durant ses premières décennies de création, à l’un des grands moyens de la peinture classique introduite au XVIIe siècle, le clair-obscur. L’artiste organise la lumière par fragmentation, traitée dans des tons chauds, semblant surgir des profondeurs de la toile où dominent les couleurs brunes et sombres.
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Pierre Soulages, Peinture 146 x 114 cm, 1950, 1950, huile sur toile, 145.5 x 113.5 cm, Paris, Centre Pompidou, Mnam/ Cci, Achat de l’État, 1951, Attribution, 1952, inv. AM 3136 P. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. Grand PalaisRmn / image Centre Pompidou, MNAM-CCI © Adagp, Paris, 2025.
Ces recherches trouvent leur résolution en 1979, tandis que Soulages se met à recouvrir intégralement la surface de peinture noire, dans ce qu’il appellera dès lors ses Outrenoirs, et dont le récit de la découverte est devenu fameux : « Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la négation du noir, les différences de textures réfléchissant plus ou moins faiblement la lumière, du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre – j’aime que cette couleur violente incite à l’intériorisation. Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. » Ces œuvres mono pigmentaires, jouant des reflets de lumières au gré du temps et des déplacements dans l’espace, occuperont dès lors toute la seconde moitié de la carrière du peintre.
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Pierre Soulages, Peinture 162 x 127 cm, 14 avril 1979, 1979, huile sur toile, 162 x 127 cm, Montpellier, Musée Fabre, donation Pierre et Colette Soulages, 2005, inv. 2005.12.14 © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes - Reproduction interdite sans autorisation. © Adagp, Paris, 2025.
Alors qu’il prépare le professorat de dessin aux beaux arts de Montpellier depuis avril 1941, Soulages, en compagnie de sa future épouse Colette Llaurens, est un visiteur assidu des salles du musée Fabre, qui partage alors le même bâtiment que l’école. La Sainte Agathe de Francisco de Zurbarán, peintre du Siècle d’or espagnol, ne le laisse pas indifférent. Sainte de la Contre-réforme, Agathe souhaite consacrer sa vie au Christ et refuse les avances du consul païen, Quintianus, qui la condamne à d’atroces supplices. « C’est la couleur si particulière de Zurbarán qui me touche : […] les accords de mauve et de jaune, le mauve de la jupe et le jaune des manches, si lumineux, si actif, la grande oblique rouge du manteau ou le plus discret bleu verdâtre du corsage, le tout sur un fond noir »
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Francisco de Zurbarán, Sainte Agathe, vers 1635-1640, huile sur toile, 130 x 61 cm, Montpellier, musée Fabre, Inv. 852.1.3 © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes - Reproduction interdite sans autorisation
Un siècle avant Soulages, Van Gogh explore ce qu’il appelle « la peinture de l’ombre », à travers laquelle sont notamment représentées les variations de lumière dans des paysages nocturnes. Sa peinture, appliquée en couche épaisse, laisse visibles les touches du pinceau, tandis que sa palette, très contrastée, évoque le clair-obscur des grands maitres flamands. Dans ce paysage crépusculaire, se reflète ici le ciel rougeoyant qui émerge de l’obscurité. Soulages découvre la peinture de Van Gogh dans un livre à l’adolescence, et reste longtemps fasciné par le travail de son aîné, dont il admire les effets de lumière et de matière : « C’est cette texture très écrite qui me fascinait et puis, vous savez, à 18 ans, le personnage et l’anecdote : l’oreille coupée ! […] Van Gogh me touchait d’une manière que, maladroitement, je dirais physique. »
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Vincent van Gogh, Paysage au coucher de soleil, 1885, huile sur toile marouflée sur carton, 35 x 43 cm, Madrid, Museo Nacional Thyssen Bornemisza, inv. 788 (1966.8) © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza.
V. L’envers du noir. Blancs et transparences
La confrontation directe et radicale du blanc et du noir a de tout temps animé Soulages. Enfant, déjà, il dessinait des paysages de neige à l’aide de l’encre noire, créant de saisissants effets de contraste avec la feuille de papier : « Je suis persuadé que ce que je cherchais, c’était le blanc du papier qui s’illuminait et devenait aussi éblouissant que la neige grâce à mes traits noirs. Et, malgré ce noir d’encre ou plutôt grâce à ce noir, ce dessin était vraiment pour moi un paysage de neige. »
Le blanc de la préparation de la toile joue en effet un rôle fondamental dans son œuvre tout au long de sa pratique : très présent par le biais de rehauts sur certains tableaux des années 1950, puis comme fond dans les années 1960, il ressurgit à la suite des Outrenoirs à partir de 1999, prenant l’apparence d’émergences de lignes, telles des déchirures, de fragiles liserés, ou dans certains cas, de papiers découpés incisifs, formant de nettes ruptures sur la surface.
Cet envers du noir, ce vide laissé telle une respiration dans l’obscurité, rejoint à certains égards le projet imaginé pour l’église abbatiale Sainte-Foy de Conques, entre 1987 et 1994, où les jeux de transparence, par le verre, prennent toute leur place. Ils suggèrent des effets de profondeurs et de contrastes avec les barlotières courbes conçues par le peintre. Dans les années 1960, Soulages avait déjà évoqué cet intérêt pour la transparence du verre, qu’il faisait alors correspondre au fond lisse et brillant de la toile, à la matérialité translucide.
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Pierre Soulages, Peinture 300 x 235 cm, 9 juillet 2000, 2000, huile sur toile, 300 x 235 cm, Rodez, Musée Soulages, inv. 2020.3.17 © Musée Soulages, Rodez /Photo Thierry Estadieu. © Adagp, Paris, 2025.
Adolescent, Soulage feuillette un opuscule de la Radio Scolaire, dans lequel sont reproduits un paysage de la campagne romaine du Lorrain ainsi qu’une femme à demi couchée de Rembrandt (conservés au British Museum, à Londres) : « Dans le Claude Lorrain, la manière dont les tâches d’encre se diluaient avec naturel créait une lumière particulière à ce lavis. Tout autre était celle du lavis de Rembrandt : là, des coups de pinceau très forts, très rythmés – dont j’aimais la vérité matérielle – illuminaient par contraste le blanc du papier qui devenait aussi actif qu’eux. » Soulages admire la lumière qui s’en dégage et qui nourrit sa manière d’envisager, devenu peintre, le blanc de la préparation ou de la couche picturale. En 1941, alors à l’école des beaux-arts de Montpellier, Soulages découvre le musée Fabre et sa riche collections d’œuvres de Courbet. Parmi celles-ci, L’autoportrait au col rayé, qui affirme également le fort contraste du blanc et du noir, sur la lisière du vêtement, rejoint ces mêmes préoccupations.
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Gustave Courbet, Autoportrait au col rayé, 1854, huile sur toile, 46 cm x 38 cm, Don Alfred Bruyas en 1868, Montpellier, Musée Fabre Montpellier Méditerranée Métropole, inv. 868.1.22 © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole - photographie Frédéric Jaulmes
VI. L’espace de la peinture
« Je ne crois pas qu’un peintre, que sa peinture soit figurative ou non, puisse ignorer en peignant un élément aussi capital que l’espace dans notre expérience du monde sans risquer d’appauvrir dangereusement sa peinture. L’espace est une dynamique de l’imagination. » Pierre Soulage
Soulages a toujours insisté sur la réalité spatiale de la peinture, évoquant, notamment au sujet d’Henri Matisse, « l’espace hypnotisé par la couleur ». Cette manière de construire l’espace se fait tant au sein de la toile elle-même que dans son dialogue à l’espace environnant, fait de lumière et d’architecture. La grande dimension de ses œuvres y joue un rôle important : « J’aimais les grands formats pour une autre manière de penser la peinture, pour ce qu’ils m’incitaient à peindre. […] Leur grande dimension peut conduire à se déplacer devant eux, à appréhender la toile par pans successifs, à faire vivre l’alternance des clairs et des sombres, des lumières et des silences. » Cette monumentalité invite l’artiste à interagir avec l’œuvre, dans ce que l’écrivain Roger Vailland appelait « une sorte de danse », impliquant tout le corps du peintre.
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Pierre Soulages, Peinture 222 x 314 cm, 24 février 2008, 2008, acrylique sur toile, 2 éléments juxtaposés de 222 x 157 cm, Collection C. S. © Photo Vincent Cunillère. © Adagp, Paris, 2025.
Soulages n’a eu de cesse de penser la peinture dans son lien à l’architecture, considérant les tableaux comme des murs eux-mêmes. En 1966, à l’occasion d’une exposition au musée de Houston, il décide ainsi de les suspendre dans l’espace, au moyen de câbles. Avec l’invention des Outrenoirs, en 1979, l’artiste propose une nouvelle vision de l’espace de la toile, dont certaines sont conçues sous la forme de polyptyques, offrant une circulation du regard selon différentes lectures. Se crée alors une véritable interaction, physique et tactile, un rapport de co présence, entre le visiteur et le tableau, unis dans un même espace-temps.
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Pierre Soulages, Peinture, 324 x 362 cm (Polyptyque J), 1987. Huile sur toile, 324 x 362 cm. Donation d’Alice Pauli, 2017, Inv. 1999-063© Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne.
En 2004, Soulages est invité par le musée d’Orsay à faire dialoguer l’une de ses œuvres avec les collections de l’institution, et présente un triptyque Outrenoirs de 1996 aux côtés de trois photographies de Gustave Le Gray prises autour de 1856, représentant des vues d’horizon sur la mer, à Sète. Les reflets lumineux qui pénètrent dans les sillons horizontaux de la toile monochrome de Soulages répondent aux lignes et reflets de la lumière sur les flots fixés sur les tirages en noir et blanc de Le Gray, un siècle plus tôt. Pierre Soulages avait faire construire dès les années 1960, avec son épouse, une maison et un atelier sur les hauteurs de Sète, avec l’horizon marin à perte de vue.
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Gustave Le Gray, Effet de soleil dans les nuages – Océan, vers 1856, épreuve sur papier albuminé à partir d’un négatif sur verre, 32,2 x 42 cm, Paris, Musée d’Orsay, inv. PHO 1985 122 151 © Musée d’Orsay, Dist. GrandPalaisRmn / Patrice Schmidt.